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La mère avait dû se remettre brusquement au piano lorsque la place de pianiste à l’Éden lui avait été offerte. (…)
Elle arrivait un peu avant la séance, elle disposait des couvertures sur deux fauteuils, de chaque côté du piano et elle y couchait ses enfants. Joseph s’en souvenait bien. La chose s’était sue rapidement et, pendant que la salle se remplissait, des spectateurs venaient près de la fosse regarder les deux enfants de la pianiste qui s’endormaient. C’était devenu vite une sorte d’attraction dont la direction n’était pas fâchée. La mère lui avait dit : « C’est parce que vous étiez si beaux, qu’on venait vous regarder. Parfois à côté de vous, je trouvais des jouets, des bonbons. » Elle le croyait encore. Elle croyait que c’était parce qu’ils étaient beaux qu’on leur donnait des jouets. Il n’avait jamais osé lui dire la vérité. Ils s’endormaient immédiatement après l’extinction des lumières et le commencement des Actualités. La mère jouait pendant deux heures. Il lui était impossible de suivre le film sur l’écran : le piano était non seulement sur le même plan que l’écran mais bien au-dessous du niveau de la salle.
En dix ans la mère n’avait pas pu voir un seul film. Pourtant à la fin, ses mains étaient devenues si habiles qu’elle n’avait plus à regarder le clavier. Mais elle ne voyait toujours rien du film qui passait au-dessus de sa tête. « Quelquefois il me semblait que je dormais en jouant. Quand j’essayais de regarder l’écran c’était terrible, la tête me tournait. C’était une bouillie noire et blanche qui dansait au-dessus de ma tête et qui me donnait le mal de mer. » Une fois, une seule fois, son envie de voir un film avait été tellement forte qu’elle s’était fait porter malade et qu’elle était venue en cachette au cinéma. Mais à la sortie un employé l’avait reconnue et elle n’avait jamais osé recommencer. Une seule fois en dix ans elle avait osé le faire. Pendant dix ans elle avait eu envie d’aller au cinéma et elle n’avait pu y aller qu’une fois en se cachant. Pendant dix ans cette envie était restée en elle aussi fraîche, tandis qu’elle, elle vieillissait. Et au bout de dix ans ç’avait été trop tard, elle était partie pour la plaine.
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique,
Gallimard, 1950
Ah oui, et rendons à César, etc. : c’est cet ouvrage qui a attiré mon attention sur la place du cinéma dans les œuvres romanesques de Marguerite Duras.
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Citation aléatoire
"Je défie mes contemporains de me citer la date de leur première rencontre avec le cinéma." (Cliquer ici pour la lire la suite...)
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